« Nous venons de comprendre elle et moi, qu’en cet instant tout bascule. Au delà des vallées, un monstrueux nuage de poussière s’élève au ralenti vers le ciel rougeoyant. Les rues de la capitale grouillent à présent de ces silhouettes couvertes de cendres et de gravats. Le palais présidentiel est détruit, la cathédrale Notre Dame de Port au Prince a enseveli de nombreux paroissiens… »
« Haletant, les yeux plantés dans la clarté de son regard, face à son souffle chaud et saccadé, je ne résiste plus, et ma bouche, avide de goûts et de découvertes, s’égare sur les chemins de sa chair salée. Alors une barrière cède et tandis que cette nouvelle réplique sismique nous secoue, la belle orthodoxe au yeux de feu, s’étire vers le ciel en poussant d’interminables soupirs… »
« Dès la tombée du jour nous restons tapis sur le pont d’un bateau, à guetter l’arrivée d’une maudite embarcation censée transporter sa poudre blanche et mortelle, vers cette plate-forme de super-marché hyper tolérante, qu’est devenu le plus petit pays d’Amérique centrale… »
« Chaque matin, des cars multicolores et cabossés, peinturlurés d’inscriptions naïves à la gloire de Dieu, n’en finissent pas de déverser des centaines de réfugiés, sur l’emplacement poussiéreux qui sert de gare routière, peu avant l’entrée de Jérémie. Bien sûr, la violence y est omniprésente, et malgré notre bonne volonté et notre acharnement à faire bouger les choses, nous avons bien du mal à la canaliser… »
« Une table faisant office de bureau, deux chaises rustiques, un brancard revêtu d’un drap blanc, une tablette en acier supportant divers flacons, voilà en tout et pour tout, l’univers de la jeune femme médecin qui nous reçoit aujourd’hui. Elle s’exprime dans un bon anglais, mais le service de renseignements des Nations Unies de Port au Prince, m’a récemment confirmé qu’elle possédait un excellent niveau, dans la langue de Molière… »
« En fin de semaine, je me sens las, comme si mon traitement médical peinait à faire son effet sous les tropiques. La prison civile de Jérémie, croule sous un nombre sans cesse croissant de détenus, et j’ai dû me résoudre à demander une audience au commissaire de la République, afin qu’il veuille bien suspendre les incarcérations liées aux délits mineurs. Le comble pour un policier français ! Mais je suis soulagé qu’il ait daigné m’entendre. En réalité, nous vivons tous ici, sur des barils de poudre… »
« Empilés au milieu de l’hélicoptère de combat, de multiples sacs, casques, filets et armes lourdes, nous séparent à présent. Elle observe ce matériel avec dégoût…c’est vrai, elle est toubib ! Elle semble plus austère que jamais, mais pour la première fois, tout en profitant du parfum sucré de sa mystérieuse eau de toilette, je la trouve belle… En même temps, j’espère que les vapeurs de rhum que j’ai ingurgité hier au soir se sont envolées, mais je me doute bien qu’il n’est pas facile de cacher à un médecin qui vous observe, son penchant pour l’alcool… »
« Je n’ai de cesse de me concentrer sur le travail de nuit, ce moment devenu le berceau de mes angoisses, comme si chaque soir, l’endormissement allait être jusqu’à la fin de mes jours, une inextricable épreuve. J’ai toujours eu à cœur d’accompagner mes hommes sur le terrain et de prendre les mêmes risques qu’eux. Nous avons dressé bien des barrages routiers à la hauteur du village des Roseaux, sur la route de Port au Prince, et miraculeusement, le trafic de stupéfiants a sérieusement baissé dans notre département… »
« Júlia, ce délicieux prénom, roule maintenant dans mon esprit, je le trouve doux et beau à la fois, j’imagine que les femmes ayant la chance de le porter doivent être d’une indicible beauté. Voilà que revient à mes narines, la luxuriance de son eau de toilette et sans surprise, je constate qu’elle est redevenue la jeune doctoresse d’avant notre séjour sur la capitale, distante, pour ne pas dire cassante… »
« Ces jours-ci, je ne vois que très peu notre villa, souvent, je me retrouve à dormir dans mon 4X4 flambant neuf, me lavant avec joie dans l’eau d’une rivière devant des petits villageois moqueurs, me rasant un jour sur deux au miroir rétroviseur du Nissan Patrol. Nous sommes encore en chasse au bout du département, et il reste maintenant l’attente, ces moments si motivants, ces heures captivantes, et je vois défiler toutes ces nuits, ces jours aussi, dans ma carrière de flic, ces instants qui ont irréversiblement modelés mon caractère… Lentement, j’ai appris à m’adapter, voire même me confondre avec mes proies, aussi insipides soient-elles… »
« Je conduis vite mais avec souplesse, Júlia, si maîtresse d’elle d’ordinaire, a lâché prise, et la preuve de sa confiance, c’est sa belle silhouette, ce corps si séduisant abandonné auprès de l’inconnu que je suis encore pour elle. Elle semble si légère à présent contre moi, aussi souple et sensuelle qu’une liane, mais une ombre menace de surgir, toujours la même, obsédante et encombrante, Caroline, cette femme tant aimée, n’est-elle donc plus qu’un succube, peuplant mes cauchemars ? Mais rien ne se passe, et nous demeurons longtemps ainsi, blottis l’un contre l’autre, oubliés de tous en ce bout du monde, avant de la quitter avec mes deux fruits cueillis, tout en songeant tristement que l’un d’eux est encore défendu… »
« J’immobilise d’un geste de la main l’interminable file de véhicules sur le bas-côté, près des premiers corps dénudés, baignant dans des flaques d’excréments verdâtres, recroquevillés sur la piste faite de terre battue. Certains, pris de convulsions, littéralement couverts de mouches, s’agitent dans la poussière, d’autres, tels des zombies, titubent dans notre direction, bras en avant. Le Diable semble prendre un malin plaisir à s’acharner, une fois de plus, sur ce tout petit pays… »
« Prononcés dans sa langue natale, ses mots se terminent par un long sanglot. En guise de réponse, je n’ai plus de larmes à lui offrir, car mes dernières ont été pour Elysa, ma douce enfant, lorsque je l’ai quittée, quelques mois plus tôt. Et devant ses yeux cobalt de femme-enfant, un océan de chagrin s’est lentement réveillé en moi. Je caresse enfin ses longs cheveux soyeux de mes doigts fébriles et elle me sourit enfin en pleurant silencieusement . Le bout de ma langue cueille une larme salée sur sa joue, et j’ai l’impression d’avoir absorbée son âme, dans cette gouttelette d’elle même… Alors je surgis de moi-même, pulvérisant soudain les étapes de la bienséance, réduisant à néant les règles de respect, quittant d’un seul geste, ce chemin que l’on dit si droit. Le firmament fourmille d’étoiles, mais mon ciel à moi, en cet instant, c’est la flamme vive scintillant dans les yeux de cette jeune femme… »
« Le choléra est une maladie diarrhéique, causée par une bactérie le plus souvent présente dans l’eau et les matières fécales, et vu qu’il n’existe ici aucune installation sanitaire, ni eau potable, rien ne l’arrête. Je ne cesse de compter les corps des enfants, femmes, hommes et vieillards qui disparaissent sous les incessantes pelletées de terre rouge et poussiéreuse. Jamais de ma vie, en pays étranger de surcroît, je n’aurais pensé devoir creuser une nécropole en si peu de temps, juste à la force de nos bras et celle de nos âmes… »
« J’ai vraiment froid tout à coup, et je voudrais me relever, parler, mais je n’y parviens pas. C’est une multitude d’images qui défilent à présent, je fige alors le temps sur la très belle vision de ma petite fille, face à une église couverte de neige, une nuit de Noël. Je revois cette crèche bordée de minuscules bougies, qu’Elysa et moi bien patiemment, avons fabriquée soir après soir, et ces personnages de terre cuite, bercés par les flammes, dansant comme par magie sur les murs de la pièce, tout près du grand sapin… »